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SÈVRES
REVUE de la SOCIÉTÉ
des AMIS du MUSÉE NATIONAL de CÉRAMIQUE
N  8 (1999)
ISSN: 1169-2537

81-88

Les cavaliers d'Antonio Tempesta peints sur les carreaux de faïence hollandais importés en France au XVIIe siecle

Bruno Bentz et Wilhelm Joliet

L'importation régulière, en France, des carreaux de faïence hollandais a débuté en 1670, lors de la décoration du premier château de Trianon. Les marchands parisiens Lemaire (1) puis Branlard (2) se partagèrent les livraisons pour un total d'environ 15000 carreaux, auxquels il faut ajouter des carreaux francais, principalement des carreaux de Lisieux. Du décor de ces carreaux, on se sait presque plus rien: certains étaient àmotifs bleus et d'autres àmotifs violet (manganèse). La possibilité d'en retrouver quelques vestiges existe mais elle est très réduite car parmi les fragments de carreaux mis au jour en diverses occasions dans les jardins de Trianon, il peut s'être mélangé plusieurs livraisons. Certes, celles pour le premier Trianon (le Trianon de porcelaine) furent les plus importantes, mais elles s'espacèrent entre 1670 et 1673, puis furent complétées par de nouvelles commandes en 1682 et 1683 pour les cascades des jardins de Trianon. D'autres carreaux encore furent livrés en 1688 et 1697 pour des réparations aux cascades et, enfin, pour une décoration intérieure dans le second château de Trianon (le Trianon de marbre) en 1698. Les carreaux hollandais de Trianon ont donc été livres périodiquement au cours des trois dernières décennies du XVIIe siècle, période au cours de laquelle furent aussi achetés les carreaux des bains de Marly. C'est, en effet, en 1688 que Louis XIV décida l'aménagement d'un petit appartement des bains destiné à ses invités au château de Marly. Les travaux et la décoration furent rapidement exécutés dans l’un des Pavillons des seigneurs, le 5e du côté du couchant. Cette décoration en faïence est désormais bien connue grâce aux fouilles archéologiques réalisées à son emplacement (3). Plusieurs milliers de débris de carreaux ont alors été retrouvés et une centaine de décors a pu être identifiée. Malgré leur état souvent lacunaire, les carreaux de faïence des bains de Marly, enrichis par une abondante documentation d'archives, apportent un témoignage essentiel à la connaissance de la production hollandaise de la fin du XVIIe siècle. Ils sont semblables, tant par leur décor que par leur composition argileuse, à deux autres collections françaises: les carreaux de faïence des châteaux de Rochechouart et ceux de Labbeville (4). Ces indices permettent donc de supposer que tous ces carreaux de faïence ont une commune origine hollandaise et une même époque de production. La plupart des fragments de carreaux de faïence trouvés dans les jardins de Trianon peut aussi, mais uniquement à partir de comparaisons décoratives, être associée à ce groupe de carreaux.

LES CAVALIERS

A la fin du XVIIe siecle, les décors des carreaux de faïence hollandais ont apporté une vivacité et une finesse dans les motifs inconnus jusque-là en France. Les commandes sont d'une étonnante variété, si bien que le désir de disposer du plus grand nombre de carreaux différents semble avoir guide les choix décoratifs des commanditaires. Parmi cette multitude de modèles, des groupements par genre ou par thème peuvent être aisément réalisés, tel celui représentant des cavaliers. Il est difficile d'établir l'importance quantitative des carreaux appartenant au thème des cavaliers dans les carrelages français du XVIIe siecle. Les carrelages de Marly, de Rochechouart et de Labbeville n'étant pas connus dans leur intégralité, nous ne pouvons que proposer une estimation du nombre de cavaliers réeellement commandés et fabriqués pour chaque résidence. À Marly, les textes indiquent la livraison, pour les bains du château en 1688, de 8000 carreaux hollandais. Les vestiges découverts, après remontage des fragments et comptage, ont été évalués à environ 500 carreaux, parmi lesquels environ 25 cavaliers, soit une proportion estimée à 5 % totalisant donc environ 400 carreaux de la livraison.

À Rochechouart, il reste une centaine de carreaux parmi une collection initiale de, peut-être, 200 carreaux hollandais, d'après un document tardif. Le nombre de cavaliers est actuellement de 30 environ, soit une proportion estimée à 20 % totalisant donc environ 40 carreaux de la livraison.
À Labbeville, la collection actuelle comprend environ 170 carreaux dont la composition d'origine est inconnue. Le nombre de cavaliers est de 13 unités, soit une proportion comprise entre 5 et 10 %. Quant à Trianon, nous ne connaissons que 2 carreaux figurant des cavaliers et il est impossible d'établir la moindre hypothèse concernant les carrelages d'origine.

Tableau I
Carreaux de faïence representant des cavaliers (5)
 

Carreaux conservès
(entiers ou fragmentaires)

Part du total actuel

Carreaux livrés (estimation)

Marly

25

5 %

400

Rochechouart

30

20 %

40

Labbeville

13

5-10 %

20?

Trianon

2

5 % ?

?

Le tableau I permet d'observer que les carreaux à décor de cavalier étaient intégrés avec d'autres séries décoratives dans les carrelages. Les autres séries sont très nombreuses à Marly (une trentaine, mais la quantité de la collection est elle-même nettement plus importante), en nombre plus limité à Rochechouart (une dizaine) et à Labbeville (deux). Ces autres séries sont aussi bien différentes: paysages et pastorales, bouquets, jeux, scènes bibliques... L'unité décorative de ces ensembles composites étaient principalement donnée par la couleur quasi uniforme des carreaux (6); elle résidait aussi, dans le traitement minutieux des peintures figuratives.
La plupart des cavaliers provenant des séries de Marly, de Rochechouart et de Labbeville sont des modèles peints en bleu ; seuls quelques carreaux retrouvés à Rochechouart sont peints en manganèse. Mais cette variable n'affecte que l'effet décoratif et aucunement les motifs ni leur origine. II faut néanmoins signaler que les cavaliers sont peints avec deux sortes d'encadrement, aux angles des carreaux, dont le motif était certainement lié à la disposition des carreaux dans les panneaux carrelés. Il s'agit d'une part du motif dit spinnekopje, et d'autre part, du motif dit ossekopje; mais là encore, seule la décoration est concernée. Enfin, le sens du carreau - qui dépendait de la face du poncif appliqué sur la surface du carreau - peut avoir deux orientations avec en fait le même motif reproduit.
D'une manière générale, chaque modèle de cavalier pouvait être reproduit en plusieurs exemplaires dans chaque carrelage, éventuellement dans les deux sens et dans les deux couleurs d'émail. Mais, parmi les quelque 50 carreaux conservés dans un état permettant une identification complète ou une comparaison avec un motif complet, nous pouvons dresser un catalogue de 30 sortes de cavaliers. Il s'agit essentiellement de cavaliers de parade ou de combat portés par des chevaux richement parés et coiffés, parfois de chasseurs.

LES GRAVURES DE TEMPESTA

Ces cavaliers ont une histoire. Ainsi, 15 carreaux provenant des collections de Marly, Rochechouart et Labbeville ont été peints d'après des gravures exécutées par un artiste florentin, Antonio Tempesta (1555-1630) (7). Tempesta débuta par la peinture à Florence puis il travailla à Rome, notamment pour le pape Grégoire XIII. Par la suite, il se consacra essentiellement à la gravure et son oeuvre abonde en scènes de cavaleries et en sujets tirés de l'histoire de l'antiquité dans les séries des Chasses et des Bataille (8). Tempesta se plaisait à représenter les chevaux [...] On retrouve souvent ses motifs dans les céramiques anciennes, notait déjà E. Bénézit (9). En effet, un tableau formé de 6 carreaux de faïence, fabriqué en Hollande vers 1790 par Adam Sijbel d'après une gravure de Tempesta est mentionnée dans l'ouvrage de Jan Pluis.(10)

La série de Tempesta dont les planches ont été reproduites par les carreliers hollandais représente 8 personnages. Il s'agit de portraits équestres de personnages historiques ou légendaires dont l'identité est inscrite au bas de chaque planche. Cette série existe avec deux variantes quant à l'identification des personnages (tableau II) (11). L'une, la plus ancienne peut-être, représente des personnages de l'antiquité tandis que la seconde représente des personnages du récit de l'Arioste, le Roland furieux (12). Cette seconde serie, plus moderne, figure les personnages sous des traits semblables à la série antique mais il s'agit néanmoins de planches distinctes: certaines sont en sens inverse et les détails sont un peu simplifiés, notamment le paysage en arrière-plan. Une différence majeure affecte le personnage de Jules César, dont le portrait est semblable à l'iconographie traditionnelle de 1'empereur avec le visage imberbe et la tête laurée. Ces traits n'apparaissent plus dans le portrait de Ruggiero: il a une large moustache et sa tête est casquée.
Ce changement semble accréditer la thèse d'une modernisation de la serie originale. Il permet en outre d'observer que les carreaux ont été peints à partir d'une série figurant les personnages de l'antiquité. Il est possible que Tempesta lui-même ait détourné le thème de ses gravures pour illustrer une édition du Roland furieux (13) mais cette modernisation a peut-être été effectuée après sa mort (14).

Tableau II
Identité des cavaliers gravés par Tempesta

Fig.

Personnages antiques

Personnages modernes

1

Ninvs Ninus
Roi légendaire d'Assyrie, il épousa Sémiramis.

Orlando Paladino
Le paladin Roland

2

Semiramis Semiramis
Reine légendaire d'Assyrie, elle épousa puis tua Ninus.

Bradamante Valorosa
La valeureuse Bradamanle

3

Cyrus Mayor Cyrus le grand
Roi perse.

Il Danese Paladino
Le paladin Danois (Ogier)

4

Cassandane Cassandre ?
Héroïne d'Homère, fille de Priam et Hécube.

Marfisa Guerriera
La guerrière Marphise

5

Alexandre Magnus
Alexandre le grand
Roi de Macédoine

Rinaldo Valoroso
Le valeureux Renaud

6

Campaspé
Campaspe ou Pancaste
Maîtresse d'Alexandre le Grand, elle épousa ensuite le peintre Apelle

La bella Doralice
La belle Doralice

7

Ivlivs Caesar
Jules César
Empereur romain

Il Valoroso Ruggiero
Le valeureux Roger

8

Cornelia L.C. Cimae; Filia
Cornélie
Fille de Scipion l'Africain, mère des Gracques

Isabella Gratiosa

La gracieuse Isabelle

Plusieurs séries complètes sont conservées. La série antique se trouve à Évora (Portugal) (15) et à Dresde (Allemagne) (16); la série moderne se trouve à Paris (17), à Vienne (Autriche) (18) et, pour des planches isolées, à Düsseldorf (Allemagne) (19) et à Cologne (Allemagne) (20).
La série conservée à Vienne provient du vaste fonds d'estampes que le Prince Eugène de Savoie acheta au début du XVIIIe siècle à Pierre-Jean Mariette (21) ; ce dernier en fit l'inventaire vers 1717-1718. Dans le quatrieme tome des oeuvres de Tempesta, il mentionne: Quatre des principaux heros et quatre des heroïnes de Romans [je crois du Poeme de l'Arioste], vetus à la Romaine & montés sur des Chevaux, ces huit pièces sont inventées & gravées en 1597 par le mesme. La note ajoutée en interligne est de Mariette et confirme que la description est celle d'une série moderne (22).
Quant à la date, elle figure en complément de l'adresse gravée sur la première planche Joannis Orlandi a Pasquino Formis Roma 1597. Cette date ne figure pas sur les séries antiques des cavaliers: elle aurait donc été ajoutée dans la seconde édition (23). Toutefois, en 1697, Tempesta travaillait à Rome et produisait essentiellement des gravures représentant des scènes de chasses et de batailles (24). Orlandi était un graveur et surtout un éditeur; contemporain de Tempesta, son activité est attestée, à Rome notamment, entre 1590 et 1640 (25).
Une autre série de portraits équestres avait été gravée l'année précédente, en 1596, par Tempesta. Elle représente 12 empereurs romains en tenue d'apparat (26). Le dessin de certaines figures, notamment pour les chevaux, est semblable à la série des 8 cavaliers, malgré une dimension nettement plus grande. En outre, plusieurs gravures de cette série ont été reproduites sur des carreaux de faïence.

LES CARREAUX DE ROTTERDAM

La reproduction des cavaliers de Tempesta par les carreliers hollandais de Rotterdam confirme l'importance de la gravure comme support original des peintures sur faïence. Il était fréquent que les peintres de carreaux reproduisent des scènes ou des motifs qu'ils n'avaient pas créés eux-mêmes (27). Les sujets empruntés à la gravure par les faïenciers hollandais était nombreux: les navires, les animaux, les jeux d'enfants, les scènes bibliques, les scènes mythologiques, les paysages (28). Le thème des cavaliers n'était pas, d'ailleurs, spécifique aux carreaux. Il etait frequent dans la vaisselle, notamment au centre de plats (29).
Les carreaux importés en France au XVIIe siècle different peu d'une commande à l'autre, et l'on retrouve ainsi des carreaux semblables, à la même époque, avec les mêmes cavaliers, en Allemagne (Schwetzingen), en Grande-Bretagne (Wallington Palace) et surtout au Portugal (Figueira da Foz). Cette large diffusion s'explique par les exigences commerciales et par les conditions de production. La fabrication de carreaux figurant les cavaliers de Tempesta connut un grand succès et perdura jusqu'au debut du XXe siècle, à Rotterdam et dans d'autres centres faïenciers (Harlingen, Makkum, Utrecht).
Les poncifs, employés par les peintres pour reproduire en grand nombre les dessins originaux, servaient à réaliser les séries de carreaux. Quelques-uns, conservés à Rotterdam (30), pourraient provenir d'une ancienne manufacture de carreaux de cette ville. De nombreux cavaliers se trouvent dans cette série de poncifs. L'un des poncifs (fig. 3.3) représente un cavalier qui ressemble beaucoup au personnage de Cyrus gravé par Tempesta. Quelques différences notables, la tête de l’homme et la croupe du cheval, ainsi que, dans une moindre mesure, la position de la tête du cheval, indiquent, peut-être, que le carrelier possédait une autre édition de la gravure.
D'autres sources ont probablement été employées, notamment parmi les nombreuses scènes de chasse gravées par Tempesta. Tant par le style des figures que par la diffusion des mêmes modèles, l'ensemble de la production de cavaliers peints sur des carreaux de faïence hollandais est très homogene. Nous savons que les carreaux des bains du château de Marly ont été livrés et posés en 1688. La découverte, parmi les vestiges de ce carrelage, de deux carreaux peints d'après les gravures de Tempesta permet de dater globalement la production des cavaliers de Marly, Rochechouart et Labbeville (peints probablement à Rotterdam) de la fin du XVIIe siècle. Quant aux gravures de Tempesta, elles dévoilent l'une des sources de cette importante production (31).

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